Que serait devenue l’humanité si la colombe n’avait jamais trouvé terre ? Si, passée au trépas, elle n’avait laissé qu’un œuf en héritage à une race humaine vacillante et mourante ?
Mamoru Oshii — réalisateur japonais qui fera ses armes et sa renommée dans les années 1980 et 1990, notamment avec le fabuleux Ghost in the Shell — propose avec L’Œuf de l’Ange une réinterprétation baroque et bouleversante du mythe de Noé. Il l’inscrit dans un univers post-apocalyptique et futuriste, aux accents architecturaux et esthétiques rappelant une ville allemande de l’époque moderne.
Le résultat est saisissant : L’Œuf de l’Ange est une œuvre poétique magistrale. Si l’on accepte son rythme lent, parfois éprouvant, si l’on passe outre la quasi-absence de dialogues et les protagonistes à peine esquissés, aux expressions mornes et infiniment tristes, alors la magie opère. Porté par une direction artistique somptueuse — mêlant la grandiloquence sombre d’une cité gothique européenne à l’élégance d’un vaisseau-cathédrale faisant office d’arche pour une humanité disparue —, le film nous emporte dans un monde de folie dont il est impossible de sortir indemne.
Les deux protagonistes viennent pourtant fissurer ce tableau désespéré d’un univers mort depuis des siècles. Par la naïveté lumineuse de la jeune fille qui tente de protéger à tout prix un œuf dont on ignore tout — au péril de sa vie, dans un univers qui la dépasse et sans buts apparents — le long-métrage s’adoucit. La délicatesse simple de ses traits, presque translucides, rompt avec l’esthétique de ruine et de fin du monde. L’espoir qu’elle porte serre le cœur : sa fragilité prétendue contraste avec son abnégation totale dans l’accomplissement de sa mission. Rien ne semble pourtant pouvoir lui permettre d’atteindre son objectif, au milieu d’une ville hantée où l’humanité n’a plus sa place. Et cependant, son passage ranime quelque chose : les silhouettes figées de pêcheurs-fantômes s’éveillent brièvement, occupées à pêcher les ombres de poissons, spectres dérisoires d’une vie disparue.
Cet espoir vacille aussitôt, englouti par une pluie diluvienne. C’est alors qu’elle rencontre un jeune chevalier qui porte une gigantesque croix. Il est le seul à pouvoir communiquer avec elle, peut-être même à pouvoir l’aider. Ce second personnage sort le film de son mutisme et les protagonistes de leur isolement. La première partie du long-métrage est ainsi une double réflexion : sur la solitude des personnages, mais aussi sur celle du spectateur, arraché à tout confort narratif. L’œuvre est caractérisée par une bande-son mécanique et oppressante, composée de bruits de vaisseaux, de grondements de structures futuristes et de bruits assourdissants remplissant l’espace. Cependant, elle évolue progressivement vers une seconde moitié plus apaisante, avec l’apparition de quelques dialogues et d’une musique enfin plus audible.
Film réputé difficile d’accès, souvent critiqué à sa sortie en 1985 pour son aspect expérimental et son refus de livrer des clés de lecture, L’Œuf de l’Ange résonne pourtant avec une force nouvelle en 2025. L’univers dans lequel il ressurgit semble plus sensible qu’hier à ses thèmes : la solitude, la disparition possible de l’homme, l’angoisse d’un effondrement global. Du dérèglement climatique à la crainte d’un conflit mondial — déjà présente durant la Guerre froide — Oshii brasse des thématiques universelles sous le prisme du déluge biblique, offrant une œuvre qui parle, profondément, à chacun.
Il est donc vivement recommandé de redécouvrir ce mariage prodigieux entre l’art occidental et l’animation japonaise en salle dès le 3 décembre.